Introduction

Au-delà de 70 ans, l’arthrose se localise préférentiellement aux mains. Elle s’y présente sous trois formes : non nodulaire (ou classique), nodulaire et érosive.1 Si les deux premières sont relativement peu handicapantes, l’arthrose érosive des doigts (AED) a des conséquences et un pronostic nettement moins favorables. Le nombre croissant de consultations dues à cette forme agressive d’arthrose, dont on peut craindre une augmentation liée au vieillissement de la population, nous a poussés à faire le point sur cette affection encore mal connue.
L’AED a été individualisée en 1961 2 bien que des observations ressemblantes aient déjà été publiées auparavant. Qu’elle constitue une entité spécifique 3 ou un stade avancé de l’arthrose digitale commune 4 reste un sujet de discussion. En faveur de la première hypothèse sont l’importante prédominance féminine, l’aspect enflammé des articulations, la présence d’érosions osseuses et l’association occasionnelle à une affection auto-immune comme l’hypothyroïdie.3 L’évolution radiologique soutient la deuxième.4

Clinique

L’AED se caractérise par un début habituellement brutal 3,5-10 mais qui peut aussi être insidieux, 5 survenant quasi exclusivement chez la femme, le plus souvent vers l’âge de la ménopause mais avec des extrêmes allant de 30 à 90 ans. Les douleurs sont de type inflammatoire avec rougeur et chaleur articulaire s’accompagnant d’une raideur matinale prolongée. Elles s’accompagnent parfois de paresthésies lancinantes distales.3,6 L’AED survient d’une manière symétrique, essentiellement sur les articulations interphalangiennes distales (IPD) et proximales (IPP) de l’index et du majeur. Elle entraîne des désaxations et parfois une instabilité dans le plan frontal 3 ou une ankylose articulaire,11 empêchant de fermer complètement la main.3 La force de préhension des mains est diminuée par rapport aux personnes indemnes mais similaire à celle des patients avec une arthrose non érosive.12
L’extension à d’autres articulations de la main,5 y compris la trapézo-métacarpienne et les métacarpo-phalangiennes, est fréquente.8,11 L’AED peut être récurrente et persistante. Elle peut survenir isolément ou en association avec des nodosités d’Heberden et/ou de Bouchard ainsi qu’avec des kystes synoviaux. Elle se manifeste parfois aussi aux orteils.6,8,9,11
La consultation est généralement motivée par les douleurs mais parfois aussi par des préoccupations esthétiques ou par une gêne dans les activités de la vie quotidienne.12,13 L’AED peut être évaluée d’une manière simple et rapide par un indice fonctionnel comme celui de Dreiser.14 Les douleurs et le handicap peuvent égaler, voire dépasser, ceux rencontrés dans un rhumatisme inflammatoire.15

Laboratoire

Les examens sanguins sont généralement normaux. Néanmoins, chez 14 à 56% des patients, un léger syndrome inflammatoire a été rapporté.3,5 Dans le liquide synovial, le nombre de globules blancs peut varier de moins de 2000 à 16 000/mm3 , dans les rares cas où il a pu être établi.6 Des cristaux d’apatite peuvent y être mis en évidence, mais il n’y a pas de cristaux de pyrophosphate de calcium. La présence d’apatite dans une articulation interphalangienne pourrait prédire une évolution érosive.16

Radiologie

Radiographie

Les radiographies sont indispensables au diagnostic. Elles objectivent un pincement de l’interligne articulaire et la présence d’ostéophytes, souvent petits.3 La caractéristique de l’AED est la présence d’érosions au centre de l’articulation.11 Elles sont qualifiées de primaires et de secondaires.5 Les érosions primaires sont larges, superficielles et congruentes (flèches ajourées sur figure 1). Les érosions secondaires sont petites, arrondies et sont dites en «collier de perles» (têtes de flèche sur figure 1). Ces érosions pénètrent l’os sous-chondral ou latéralement, parfois jusqu’à la métaphyse osseuse.2 Ces déformations peuvent prendre un aspect en «aile de mouette» (figure 2) ou en «dent de scie» (figure 3). Parfois, la destruction est telle que le doigt est déformé «en lorgnette».3,17
Figure 1

Radiographie de l’articulation interphalangienne distale du troisième doigt de la main droite

Erosions primaires larges, superficielles et congruentes (flèches ajourées) ; érosions secondaires, petites, centrales et marginales «en collier de perle» (têtes de flèche).
Figure 2

Radiographie de l’articulation interphalangienne distale du deuxième doigt de la main droite : aspect en «aile de mouette»

Figure 3

Radiographie de l’articulation interphalangienne distale du quatrième doigt de la main droite : aspect en «dent de scie»

Autres examens

L’échographie articulaire montre la présence d’érosions, d’une synovite et éventuellement d’un kyste synovial.18 Elle permet d’en suivre la progression avant même l’apparition des déformations.8 L’imagerie par résonance magnétique découvre parfois des érosions non visibles sur les radiographies. Elle objective une inflammation tendino-ligamentaire et un œdème sous-chondral qui correspondent aux articulations douloureuses.19
La scintigraphie osseuse donne la distribution des articulations touchées et peut aider au diagnostic différentiel.3 Elle pourrait prédire l’évolution des érosions.
La capillaroscopie montre des anomalies capillaires sous la forme d’anses raccourcies et tortueuses. Ces anomalies ressemblent à celles observées dans le rhumatisme psoriasique et sont en faveur d’une implication de la micro-vascularisation dans la pathogenèse de l’AED.

Fréquence

Basée sur les critères radiologiques, la prévalence chez les personnes âgées de plus de 55 ans est de 2,8%,20approchant celle des rhumatismes inflammatoires. Chez des patients avec une arthrose symptomatique des mains, la fréquence de l’AED peut atteindre 62%.15 En Suisse, elle avoisinait 38% dans des cas d’arthrose symptomatique.21 La fréquence de l’AED pourrait encore s’élever en utilisant les nouvelles techniques radiologiques, plus sensibles.

Diagnostic, diagnostic différentiel et affections associées

Le diagnostic est basé sur des symptômes évocateurs, des examens de laboratoire rassurants et des érosions radiologiques typiques. Des critères ont été proposés récemment pour le diagnostic de l’AED (tableau 1).9
Tableau 1
Critères proposés pour le diagnostic d’arthrose érosive des doigts9
1. Arthrose des mains basée sur les critères de l’American College of Rheumatology* 2. Erosions dans ≥ 2 articulations interphalangiennes dont au moins une distale 3. Absence du facteur rhumatoïde ou des anticorps anti-CCP 4. Absence d’une anamnèse personnelle ou familiale d’arthrite psoriasique 5. Absence d’antécédent de goutte ou de chondrocalcinose des mains 6. Présence d’érosions sous-chondrales centrales 7. Vitesse de sédimentation normale ou presque normale 8. Protéine C réactive normale ou presque normale * Douleurs ou raideur de la main plus 3 des 4 éléments suivants : tuméfaction dure de ≥ 2 des 10 articulations suivantes (IPD et IPP 2 et 3 et TMC des deux côtés), tuméfaction dure de ≥ 2 IPD, moins de 3 MCP tuméfiées et déformation d’au moins 1 des 10 articulations susmentionnées. Anticorps anti-CCP : anticorps antipeptide cyclique citrulliné ; IPD : articulation interphalangienne distale ; IPP : articulation interphalangienne proximale ; TMC : trapézo-métacarpienne ; MCP : métacarpo-phalangienne.
Le diagnostic différentiel comprend d’une manière non exhaustive les rhumatismes inflammatoires comme le rhumatisme psoriasique (souvent avec atteinte caractéristique de l’ongle ou d’autres localisations cutanées), la polyarthrite rhumatoïde (épargnant les IPD) ou le doigt «en saucisse» des spondylarthropathies. D’autres diagnostics doivent être évoqués comme le panaris, la goutte, la paraostéoarthropathie hypertrophiante de Pierre Marie, une arthropathie acromégalique, la sarcoïdose, la réticulohistiocytose multicentrique ou une tumeur.5 Par ailleurs, l’AED a été associée à l’hypothyroïdie et exceptionnellement au syndrome de Sjögren, à l’insuffisance rénale chronique et à la morphée.

Pathophysiologie

Les biopsies synoviales montrent la présence d’une synovite agressive, proche de celle observée dans la polyarthrite rhumatoïde avec la présence occasionnelle de nodules lymphoïdes. Des phénomènes immunitaires et inflammatoires sont donc impliqués dans la survenue de l’AED. Les érosions centrales et périphériques pourraient néanmoins avoir des origines différentes. En effet, l’IRM a montré la présence d’un œdème osseux dans près de 90% des cas et une synovite inflammatoire lors d’érosions marginales alors que cet œdème n’était présent que dans la moitié des cas sous les érosions centrales.9 L’inflammation de la membrane synoviale libère des cytokines et des protéinases délétères pour la matrice cartilagineuse.8
Des facteurs généraux sont aussi impliqués.22 Ils comprennent une prédisposition héréditaire, des phénomènes immunitaires et endocriniens. Tout d’abord, il existe une prédisposition ethnique à l’AED car celle-ci est rare chez les personnes de race noire.11 Certaines prédispositions héréditaires ont été relevées comme une augmentation du génotype MZ α1-antitrypsine, un polymorphisme du gène de l’IL-1 et une fréquence accrue d’antigènes HLA A1B8 et DRB1*07. Une baisse du taux d’œstrogènes a été incriminée puisque l’AED survient essentiellement chez la femme après la ménopause. Les œstrogènes pourraient avoir un rôle protecteur et leur fluctuation prédisposer à l’AED en modulant le système immunitaire. Ceci est attesté par une exacerbation des douleurs chez les patientes arthrosiques traitées par un inhibiteur de l’aromatase pour un cancer du sein.
L’obésité est un facteur de risque de l’AED.20 Elle pourrait intervenir par l’intermédiaire des adipokines. De nombreux autres médiateurs sont impliqués dans l’arthrose ;23 la modulation de leur expression pourrait constituer la base des traitements futurs.

Traitement

Les recommandations pour le traitement de l’arthrose des mains, élaborées par l’EULAR,24 sont applicables à l’AED. Il s’agit tout d’abord d’expliquer le rôle de l’inflammation dans l’AED. Bien qu’on ne puisse faire de promesse quant à l’effet du traitement sur les déformations, la physiothérapie antalgique, les exercices et le port d’attelles thermo-formables (moulées et fendues) ont démontré leur intérêt dans l’arthrose des mains.25 Ce traitement local peut être complété par l’application d’un anti-inflammatoire non stéroïdien (AINS), actuellement applicable sous différentes formes ; lorsqu’il s’agit d’un gel,26 celui-ci devrait être appliqué quatre fois par jour, sans se laver les mains dans l’heure qui suit le traitement. L’infiltration locale d’un corticostéroïde7 ou une synoviorthèse à l’hexacétonide de triamcinolone ou isotopique à l’erbium-16927 a été utilisée avec succès dans l’AED. L’injection d’acide hyaluronique a montré son efficacité dans la rhizarthrose mais pas dans l’atteinte digitale. L’application ou l’absorption d’herbes médicinales est souvent utilisée par les rhumatisants. Si certains traitements adjuvants, comme la diacérhéine, les insaponifiables d’avocat/soja, l’harpagophytum et la capsaïcine, semblent donner un certain résultat, leur effet bénéfique est difficile à démontrer. Il n’est pas inutile de rappeler la possibilité d’effets secondaires ou d’interaction de ces substances avec certains médicaments.
Malgré l’absence d’étude contrôlée dans l’arthrose digitale, l’utilisation du paracétamol est recommandée par analogie à d’autres formes d’arthrose. En cas d’échec du paracétamol, un AINS par voie générale peut être prescrit pendant quelques semaines en respectant les règles de prudence digestives, hépatiques, rénales et cardio-vasculaires, spécialement chez les personnes à risque. Des antalgiques plus forts, comme les opioïdes, peuvent être utilisés transitoirement mais ne sont pas exempts d’effets secondaires et de risques. Les chondroïtines sulfates sont efficaces dans l’arthrose digitale douloureuse, sans qu’il n’y ait de différence entre la forme commune et érosive.21 Si cette substance n’arrête pas l’extension de l’AED, elle diminue significativement la progression radiologique de l’arthrose digitale 4 et la progression du nombre d’articulations érodées au cours du temps.
Etant donné l’importante composante inflammatoire de l’AED, la prednisone et plusieurs traitements de fond, utilisés dans la polyarthrite rhumatoïde, ont été proposés, la plupart sans étude randomisée et contrôlée. Certains auteurs ont observé un bon résultat avec l’hydroxychloroquine 28 alors que d’autres ont interrompu l’essai pour inefficacité.29 Le méthotrexate a également été utilisé avec un certain succès.30 Un intérêt particulier est actuellement consacré au régime amaigrissant chez les personnes obèses et aux statines qui ont, en plus de leur effet hypolipémiant, une action anti-inflammatoire et sur les collagénases.31 Les bisphosphonates pourraient aussi avoir une place dans le traitement de l’AED.29
L’implication des médiateurs de l’inflammation a ouvert la voie à de nouveaux essais thérapeutiques. C’est le cas pour les anti-TNFα par voie sous-cutanée (adalimumab, Humira) ou intra-articulaire (infliximab, Remicade) ainsi que pour l’antagoniste du récepteur de l’IL-1 (anakinra, Kineret). En cas d’échec des traitements conservateurs et d’atteinte sévère, une intervention chirurgicale peut se justifier.32

Conclusion

L’AED est une maladie articulaire fréquente et handicapante. Son diagnostic est parfois tardif. Les nouvelles techniques radiologiques, dont l’ultrasonographie, permettent un diagnostic précoce et une meilleure compréhension de la pathophysiologie. Le traitement est conservateur, la chirurgie restant une solution de dernier recours.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêt en relation avec cet article.

Implications pratiques

> L’arthrose érosive des doigts est fréquente et handicapante
> L’ultrasonographie permet un diagnostic précoce
> Le traitement combine des thérapies physiques et médicamenteuses, parfois des infiltrations
> Les chondroïtines sulfates ont un effet antalgique et fonctionnel